Voici un livre à la fois rigoureux et jubilatoire, dont la lecture
aidera à terminer plus légèrement le millénaire. Premier livre d'un philosophe de vingt-neuf ans,
qui à la fois raisonne juste, choisit bien ses sources et - plus rare encore - ne se prend pas au sérieux.
Au départ de son essai et de son aventure intérieure, un sentiment tout simple et tout frais: l'étonnement.
Certes cette attitude n'est pas étrangère à la tradition philosophique occidentale. Platon déjà, dans son Théèthète, y voyait "la vraie marque d'un philosophe" et même l'origine de la philosophie. Plus tard, c'est bien l'étonnement aussi qui poussera Leibniz à s'interroger : "Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ?" Comme en écho, Wittgenstein s'exclamera : "Quelle chose extraordinaire de penser que quoi que ce soit puisse exister !... Comment peut-il se faire qu'il y ait un monde ?" Et l'on trouvera chez Bergson l'expression "étonnement d'être", reprise ici par Alexandre Quaranta mais dans une perspective qui nous paraît plus authentiquement mystique. Lorsqu'il écrit par exemple : 'L'étonnement d'être est la meilleure chose qui puisse nous arriver ; c'est une expérience paradoxale et libératrice avec personne pour expérimenter (c'est nous qui soulignons)", on se sent plus proche de l'advaita et du ch'an que des philosophes occidentaux précités. L'effacement du sujet, la rupture drastique avec les mécanismes du mental, la résorption de la conscience individuelle dans la Conscience absolue caractérisent en effet l'étonnement extatique auquel nous invite Quaranta : "La pure conscience de soi n'est pas quelque chose qui voit le jour au terme d'une activité mentale quelconque, mais au contraire qui se déclare lorsqu'on prend conscience de soi-même comme étant la source de la pensée. Ceci conduit à la découverte remarquable que la réponse à toutes les questions essentielles se trouve dans la conscience vivante de l'endroit d'où les questions ont jailli. Lorsque les pensées - des plus sublimes aux plus triviales - sont reconnues comme jaillissant - ni plus, ni moins - du miracle infini de la conscience de soi, toutes les pensées avouent leur néant profond." Techniquement, nous ajouterons que le renoncement aux pensées ou, mieux, au "penseur" (renoncement spontané, non volontariste, "lâcher prise" sans calcul) libère une formidable énergie qui, loin de stériliser l'être, l'ouvre à toutes les possibilités : n'ayant plus de pensées "à soi", on peut les avoir toutes ; ne s'identifiant à aucune personnalité, on peut prendre tous les masques ; ayant compris que "les pensées ne sont que des objets d'une densité subtile" alors que "les objets ne sont que des pensées d'une densité prononcée", on peut librement - et, pourquoi pas, joyeusement - "naviguer" entre les deux mondes, l'intérieur et l'extérieur, le psychique et le sensible, qui ne sont, pour celui qui voit, que les deux faces d'une même réalité ou, si l'on préfère, d'un même rêve. Alors vide et forme cessent de s'opposer mais se renvoient l'un à l'autre en un jeu éternel, le plus sérieux des jeux, le jeu divin. L'étonnement d'être s'épanouit en pur émerveillement, - acquiescement total, inconditionnel à ce qui EST.
Cela peut-il être réalisé seul, sans l'appui d'un maître, d'une tradition et d'une initiation ?
Il semble que oui, mais très exceptionnellement, et cela s'appellerait la "grâce" s'il y avait encore "quelqu'un" pour l'octroyer et la recevoir.
Aujourd'hui on exalte beaucoup la "mystique sauvage" et cela est assez naturel vu la déliquescence des traditions et le faible niveau des "maîtres" actuels.
De multiples individus se prétendent spontanément "Eveillés" - ou laissent dire qu'ils le sont - et il n'est pas toujours facile de faire le tri entre charlatanisme, autosuggestion et expérience authentique (quoique souvent limitée).
D'autre part, on a tendance à surévaluer - par une sorte de "conformisme de l'anticonformisme", comme disait Cocteau - tous les courants spirituels subversifs, atypiques, rebelles, sans discerner que ce sont en fait les plus exigeants et les plus élitistes
(le tantrisme de la "Main gauche", pour n'en citer qu'un). Malgré la curiosité qu'il en a peut-être et l'évidente tolérance de son tempérament, félicitons Alexandre Quaranta de ne pas tomber dans ces modes et de se reférer à des enseignements solides et essentiels
(on voit qu'il a lu et médité le Yoga-vasishtha, la Doctrine suprême de la Déesse Tripurâ dans l'admirable traduction annotée de Michel Hulin (Fayard, coll. Documents spirituels, 1979.), le Vijñâna-Bhairava, d'autres textes majeurs encore des traditions védantique et shivaïte).
Nous souhaitons qu'il approfondisse encore cette réflexion, sans renoncer à l'esprit de découverte, à l'alacrité, à l'insolence qui font la saveur de son livre et le rattachent, comme par surprise, à la tradition bien oubliée du "gai savoir".
Nous avons tous plus ou moins conscience que la vie un miracle, et que nous sommes à chaque instant
au coeur de ce miracle infini... Mais nous sommes aussi nombreux à l'oublier la plupart du temps !
Comment lever l'étrange sortilège dans lequel nous restons souvent prisonniers, comment connaître
cet éveil et cette mutation paradoxale de la conscience de soi : voilà le pari insensé et pourtant
possible que cet ouvrage tente pour notre plus grand bénéfice. Car s'étonner d'être, c'est accéder à
le joie la plus simple, la plus accessible et aussi la plus folle.L'étonnement creuse un abîme,
crée une faille, une " étonnure " dans la grisaille de notre réalité et ouvre - non pas sur un néant
déprimant ou angoissant - mais sur un océan de félicité dans laquelle nous avons toujours baigné et nous
baignerons pour l'éternité.
Dans cet ouvrage, sont abordés sous un angle original, avec souvent un sens aigu de l'humour,
des questions philosophiques classiques relatives à la perception, à l'espace, au temps, et à l'identité.
En outre, l'auteur se réfère avec pertinence à l'un des courants de philosophie hindoue les plus
mystérieux et les plus puissants : celui du tantrisme shivaïste cachemirien. De nombreux témoignages de
mystiques anciens et contemporains qui se sont aventurés dans cette tradition, attestent de cette
conversion de la conscience à l'éblouissante évidence, de ce réenchantement de toutes nos perceptions.