Hervey de Saint-Denis, (1822-1892)
(Voir photo et caricature) Suggestions pour l’illustration : oeuvres de surréalistes (Magritte, Dali, etc...)

Histoire d’un maître rêveur...

Pour une lecture de son témoignage. Les rêves et les moyens de les diriger...

Certains individus sont plus curieux. Certains individus sont curieux et passionnés. D’autres encore sont curieux, passionnés, innovateurs - parfois même très en avance sur leur époque - et, parmi eux, certains ont un véritable talent pour rendre compte de leurs expériences et de leurs découvertes afin de nous les faire partager. De tels individus sont passionnants, rares et précieux et ils ont souvent beaucoup à nous apprendre : Hervey de Saint-Denis est de ceux-là. Quelle était sa passion ? L’exploration des rêves et de la possibilité des les diriger et de les rendre conscients...Que nous a t-il laissé ? Un livre, intitulé Les rêves et les moyens des les diriger sur lequel nous allons nous pencher. Mais d’abord, et avant toutes choses, donnons quelques éléments biographique au lecteur qui, déjà, brûle d’en savoir plus...

Marie Jean Léon Le Coq tel était son nom pour l’état civil. Baron d’Hervey, marquis de Saint-Denys tels étaient ses titres. Venu au monde dans une famille plutôt riche, en 1822, il avait pour résidence le château de Bréau (non loin de Paris). On l’a dit, il se passionna pour le rêve, et ce dès l’adolescence. Si on peut en juger par les éléments biographiques mis à jour récemment par une équipe de chercheurs (de l’association ONIROS[1]), c’était un personnage original, plein de poésie et de saveur. Il mourut en 1892, professeur de langues orientales au Collège de France. En 1867, il publie le livre qui deviendra beaucoup plus tard un classique et qui le rendra célèbre : Les rêves et les moyens de les diriger. Pour l’anecdote, signalons que Freud essaya de se procurer un exemplaire de ce livre et n’y parvint pas malgré tous ses efforts. Signalons également que André Breton, père du mouvement surréaliste, apprécia grandement cet ouvrage du marquis rêveur et fit l’éloge de ce dernier.
Allan Hobson[2], un célèbre spécialiste contemporain de l’étude scientifique du sommeil et des rêves a dit de lui qu’il était « le plus grand des auto-expérimentateurs de l’histoire de la recherche sur le sommeil et les rêves » et que « ses consignes pour l’étude des rêves sont tout aussi valable aujourd’hui qu’au jour où elles furent écrites. » Nous allons voir, en effet, que de nombreuses observations faites par Hervey de Saint-Denis peuvent nous être utiles pour développer la mémoire de nos rêves ainsi que d’apprendre à en orienter le cours. Le thème central de son ouvrage est ce que l’on appelle couramment aujourd’hui le rêve lucide c’est-à-dire un rêve dans lequel nous savons que nous sommes endormis et en train de rêver et dont nous pouvons influencer le déroulement d’une manière plus ou moins importante qui varie d’un rêve à l’autre et d’un rêveur à un autre.
Dans un rêve lucide, expérience extraordinaire s’il en est nous sommes conscients que les événements auxquels nous nous trouvons mêlés sont le produit de notre esprit. Bien que la plupart des individus fassent rarement ce genre de rêves, on peut apprendre à les induire et aussi - aussi incroyable que cela puisse paraître - à en diriger le déroulement tout en restant parfaitement endormis.
Il est très intéressant de voir quel a été le cheminement qui a conduit Hervey de Saint-Denys à l’exploration consciente de ses rêves.
Adolescent studieux dans ses études, il devient aussi studieux dans l’intérêt qu’il porte à ses rêves.
Il raconte :
« Elevé dans ma famille, où je fis mes études sans condisciples, je travaillais seul, loin de toute distraction comme de toute surveillance, ayant à produire mes compositions à heure fixe, libre de couper d’ailleurs mes heures de classe suivant mes inspirations ou mon bon plaisir. Ainsi livré à moi-même, il m’arrivait fréquemment d’achever ma tâche avant que le moment fût venu de la produire. L’instinctive paresse de toute jeune garçon m’empêchait, on le pense bien, d’en faire tout haut la remarque; le moindre passe-temps me semblait préférable à quelque surcroît d’occupation forcée qu’on n’eût point manqué de m’assigner. J’employais donc ces instants de loisir d’une manière ou d’une autre. Tantôt je crayonnais, tantôt je coloriais ce que j’avais crayonné. L’idée me vint un jour (j’étais alors dans ma quatorzième année) de prendre pour sujet de mes croquis les souvenirs d’un rêve singulier qui m’avait vivement impressionné. Le résultat m’étant paru divertissant, j’eus bientôt un album spécial, où la représentation de chaque scène et de chaque figure fut accompagnée d’une glose explicative, relatant soigneusement les circonstances qui avaient amené ou suivi l’apparition. »[3].

Cette citation fait apparaître le caractère patient et méticuleux d’Hervey, et c’est sans aucun doute des qualités qu’il nous faut développer et que l’on développe en tenant un journal des rêves qui nous permet d’apprivoiser le rêve et d’établir le contact de manière plus fine et plus précise avec lui.
Il poursuit :

« Stimulé par le désir d’enrichir cet album, je m’accoutumais à retenir de plus en plus facilement les fantasques éléments de mes narrations illustrées. A mesure que j’avançais dans le journal quotidien de mes nuits, les lacunes y devenaient plus rares; la trame des incidents se montrait plus suivie, quelque bizarre qu’elle fût d’ailleurs. L’expérience m’avait prouvé maintes fois qu’il y avait eu simplement de ma part un défaut de mémoire là où j’avais cru constater d’abord une interruption réelle dans le déroulement des tableaux qui avaient occupé mon esprit, et j’arrivais insensiblement à cette conviction, qu’il ne saurait exister un sommeil sans rêves, non plus qu’un état de veille sans pensées. Je voyais en même temps se développer chez moi, sous l’influence de l’habitude, une faculté à laquelle j’ai dû la plus grande partie des observations consignées plus loin, celle d’avoir souvent conscience en dormant de ma situation véritable, de conserver alors, en songe, le sentiment de mes préoccupations de la veille, et de garder par suite assez d’empire sur mes idées pour en précipiter au besoin le cours dans telle ou telle direction qu’il me convenait de leur imprimer. »[4]


On comprend, en le lisant, que le soin tout particulier qu’il prenait à noter ses rêves dans les moindres détails a permis à cet esprit curieux et perspicace de développer la faculté de rester conscient dans ses rêves. Il évoque certains éléments qui ont jalonné sa découverte du rêve lucide. Ainsi, il écrit plus loin :

« ...Il m’arriva donc une nuit de rêver que j’écrivais mes songes et que j’en relatais de très singuliers. Mon regret fut extrême au réveil de n’avoir pas eu conscience en dormant de cette situation exceptionnelle. Quelle belle occasion perdue ! me disais-je; que de détails intéressants j’aurais pu recueillir...Ce nouveau mode d’observation prit peu à peu une extension très grande...Le premier rêve ou j’eus, en dormant, ce sentiment de ma situation réelle se place à la deux cent septième nuit de mon journal; le second à deux cent quatorzième. Six mois plus tard, le même fait se reproduit deux fois sur cinq nuits, en moyenne. Au bout d’un an, trois fois sur quatre. Après quinze mois, enfin, sa manifestation est presque quotidienne, et, depuis cette époque déjà si éloignée, je peux attester qu’il ne m’arrive guère de m’abandonner aux illusions d’un songe sans retrouver, du moins par intervalles, le sentiment de la réalité.


On peut remarquer au passage la belle leçon de patience et de persévérance que cet aventurier des réalités intérieures nous donne. A tous ceux qui auraient le désir de faire une démarche de découverte et d’exploration du rêve lucide, la leçon est précieuse. Car beaucoup d’entre nous peuvent renier l’existence de certaine possibilité après avoir tenté d’en faire l’expérience sans succès : le seul problème est que l’on s’est arrêté trop tôt, que l’on a succombé aux sirènes du découragement. Remarquons également, qu’il ne parle aucunement de techniques particulières pour faire l’expérience du rêve lucide (encore une fois, il n’emploie pas le mot, mais c’est de cela dont il parle), son désir et sa ferme résolution de comprendre et de connaître concentrent son attention sur son but (rester conscient dans ses rêves) et c’est, en fait, tout ce qui est nécessaire. Les techniques ne sont que des moyens particuliers d’unifier son attention, de se concentrer. Ce à quoi invitent la plupart des techniques d’induction du rêve lucide, c’est à travailler notre faculté de concentration.


Examinons maintenant quelques observations qu’a pu faire Hervey de Saint-Denis dans ses escapades nocturnes dans le monde du rêve conscient et qu’il l’ont amené à de nombreuses considérations pratiques.
Tout d’abord, deux rêves dans lesquels il s’interroge sur la possibilité qu’aurait l’esprit de voyager en rêve dans des lieux très éloignés de l’endroit où notre corps est endormi. Le premier est en rapport avec sa théorie des cliché-souvenirs à savoir la banque d’images gigantesques qui sert de matière première à la fabrication de la plupart de nos rêves suivant un processus d’association qui n’est généralement pas conscient.


« J’étais entré désormais dans une période où je ne rêvais guère sans en avoir parfaitement la conscience. Je fis un songe très clair, très suivi, très précis, pendant lequel je me figurais être à Bruxelles (où je n’étais jamais allé). Je me promenais tranquillement, parcourant une rue des plus vivantes, bordée de nombreuses boutiques dont les enseignes bigarrées allongeaient leurs grands bras au-dessus des passants. « Voici qui est bien singulier, me disais-je, il n’est vraiment pas présumable que mon imagination invente absolument tant de détails. Supposer comme les Orientaux que l’esprit voyage tout seul, tandis que le corps sommeille, ne me semble pas davantage une hypothèse à laquelle on puisse s’arrêter. Et cependant je n’ai jamais visité Bruxelles, et cependant voilà bien en perspective cette fameuse église de Sainte-Gudule que je connais pour en avoir vu des gravures. Cette rue, je n’ai nullement le sentiment de l’avoir jamais parcourue, dans quelque ville que ce soit. Si ma mémoire peut garder, à l’insu même de mon esprit, des impressions si minutieuses, le fait mérite d’être constaté; il y aura là très certainement le sujet d’une vérification curieuse. L’essentiel est d’opérer sur des données bien positives, et par conséquent de bien observer ». Aussitôt je me mis à examiner l’une des boutiques avec une attention extrême, de telle sorte que, si je venais un jour à la reconnaître, le moindre doute ne pût me rester. Ce fut cette d’un bonnetier, devant laquelle je me figurais être, qui devint le point de mire des yeux de mon esprit ouverts sur ce monde imaginaire. J’y remarquai d’abord, pour enseigne, deux bras croisés, l’un rouge et l’autre blanc, faisant saillie sur la rue, et surmontés en guise de couronne d’un énorme bonnet de coton rayé. Je lus plusieurs fois le nom du marchand afin de le bien retenir; je remarquai le numéro de la maison, ainsi que la forme ogivale d’une petite porte, ornée à son sommet d’un chiffre enlacé. Puis je secouait le sommeil par ce violent effort de volonté qu’on peut toujours faire quand on a le sentiment d’être endormi, et, sans laisser le temps de s’effacer à ces impressions si vives, je me hâtai d’en consigner et d’en dessiner tous les détails avec un grand soin. Quelques mois plus tard, je devais avoir l’occasion de visiter Bruxelles, et je n’épargnerais aucune peine pour éclaircir un fait qui, de prime abord, sans que je m’en pusse défendre, m’inspirait les plus fantastiques suppositions. J’attendis l’époque où ma famille devait se rendre en Belgique avec une indicible impatience. Elle arriva. Je courus à l’église de Sainte-Gudule, qui me parut une vieille connaissance; mais, quand je cherchai la rue des enseignes multiformes et de la boutique rêvée, je ne vis rien, absolument rein qui s’en rapprochât. En vain je parcourus méthodiquement tous les quartiers marchands de cette ville coquette; il fallut reconnaître l’inutilité de mes recherches et me résigner à y renoncer. A dire vrai, j’aurais été plus effrayé qu’enchanté d’une réussite inespérée, qui m’eût jeté nécessairement dans les régions de la fantaisie et du merveilleux. Je savais désormais que je n’avais à faire qu’à un phénomène psychologique probablement explicable; et, sans prévoir s’il me serait jamais donné d’en saisir l’explication précise, je reprenais avec plus de calme l’analyse consciencieuse des phénomènes accessibles à l’investigation humaine.


Plusieurs années s’écoulèrent. J’avais presque oublié cet épisode de mes préoccupations d’adolescent, lorsque je fus appelé à parcourir diverses parties de l’Allemagne, où j’étais allé déjà durant mes plus jeunes ans. Je me trouvais donc à Francfort, fumant tranquillement une cigarette après mon déjeuner, marchant devant moi sans m’être tracé aucun itinéraire. J’entrai dans la rue Judengasse, et tout un ensemble d’indéfinissables réminiscences commença vaguement à s’emparer de mon esprit. Je m’efforçais de découvrir la cause de cette impression singulière; tout à coup je me rappelai le but de mes inutiles promenades travers Bruxelles. Sainte-Gudule assurément ne se montrait plus en perspective; mais c’était bien les mêmes enseignes capricieuses, le même public, le même mouvement qui m’avaient jadis si vivement frappé pendant mon sommeil. Une maison, je l’ai dit, avait été surtout de ma part l’objet d’un examen minutieux. Son aspect et son numéro s’étaient fortement gravés dans ma mémoire. Je courus donc à sa recherche, non sans une émotion véritable. Allais-je rencontrer une déception nouvelle, ou bien au contraire saisir le dernier mot de l’un des problèmes les plus intéressants que je me fusse posé ? Qu’on juge de mon étonnement, et tout à la fois de ma joie, quand je me vis en face d’une maison si exactement pareille à celle de mon ancien rêve, qu’il me semblait presque avoir fait un retour de six ans en arrière et ne m’être point encore éveillé. A Paris...J’avais la satisfaction de voir confirmée l’opinion que depuis si longtemps je m’étais faite, et de la formation des clichés-souvenirs, à l’insu même de celui qui les recueille, et de la netteté des images que ces clichés peuvent reproduire, en songe, devant les yeux de notre esprit. Evidemment, j’avais parcouru déjà cette rue la première fois que j’étais allé à Francfort, c’est-à-dire trois ou quatre ans avant l’époque de mon rêve, et, sans que je m’en doutasse, sans que je puisse expliquer de quelles dispositions particulière cela dépendît, tous les objets exposés à ma vue se photographièrent instantanément dans ma mémoire avec une admirable précision »[5].


Dans un autre rêve cependant, l’impression d’avoir voyagé en dehors de son corps ne lui procurait aucun élément qui aurait été susceptible de lui fournir matière à des vérifications.


« Cette nuit, j’ai rêvé que mon âme était sortie de mon corps, et que je parcourais d’immenses espaces avec la rapidité de la pensée. Je me transportais d’abord au milieu d’une peuplade sauvage. J’assistais à un combat féroce, sans courir aucun danger puisque j’étais à la fois invisible et invulnérable Je dirigeais de temps en temps mes regards vers moi-même, c’est à dire vers la place où mon corps eût été si j’en avais eu un, et je m’assurais bien que je n’en avais plus. L’idée me vint de visiter la Lune, et je m’y trouvai tout aussitôt. Je vis alors un sol volcanique, des cratères éteints et d’autres particularités, reproduction évidente de lectures que j’ai faites ou de gravures que j’ai vues, singulièrement amplifiées et vivifiées toutefois par mon imagination. Je sentais bien que je rêvais, mais je n’étais point convaincu que ce rêve fût absolument faux. L’admirable précision que tout ce que je contemplais m’inspirait la pensée que peut-être mon âme avait momentanément quitté sa prison terrestre, ce qui ne serait pas plus merveilleux que tant d’autres mystères de la création. Quelques opinions d’anciens auteurs sur ce sujet me revinrent en mémoire, et ensuite ce passage de Cicéron : ’’ Si quelqu’un était monté au ciel et que là il ait vu de tout près le Soleil, la Lune et les astres, cela ne lui serait cependant point agréable s’il n’avait personne qui le racontât’’. Je souhaitai immédiatement de revenir sur la terre; je me retrouvai dans ma chambre. J’eus un moment l’étrange illusion de regarder mon corps endormi, avant d’en reprendre possession. Bientôt je me crus levé, la plume à la main, notant minutieusement tout ce que j’avais vu. je m’éveillai enfin, et mille détails tout à l’heure très nets s’effacèrent presque instantanément de ma mémoire. »[6]


On voit ici qu’il évoque un rêve d’une qualité inhabituelle, dans lequel il n’est pas absolument convaincu de ne pas se trouver dans un lieu qui serait autre qu’une production de son imagination. Notons également qu’il fait l’expérience, à la fin de ce rêve, d’un faux-réveil, c’est à dire qu’il croit s’être réveillé alors qu’il est encore en train de dormir et de rêver.

Parmi les nombreuses expériences et observations intéressantes que fit dans sa longue vie de rêveur Hervey de Saint-Denis, on ne peut pas s’empêcher de citer celles qu’il fit concernant l’incorporation des stimulations sensorielles dans le cours des rêves. Concernant l’incorporation des sons de l’environnement du rêveur dans le rêve il raconte :


« Un intime ami, avec lequel j’ai fait un assez long voyage et qui s’intéressait à mes recherches, soutenait en homme convaincu que jamais il n’avait de rêve dans son premier sommeil. Plusieurs fois, je l’avais éveillé peu de temps après qu’il s’était endormi et toujours il m’avait assuré de très bonne foi qu’il ne pouvait se souvenir d’aucun songe. Un soir qu’il dormait depuis une demi-heure environ, je m’approche de son lit, je prononce à mi-voix quelques commandements militaires : « Portez arme ! apprêtez arme ! etc. », et je l’éveille doucement.
« Eh ! bien, lui dis-je, cette fois encore n’as-tu rien rêvé ?
- Rien, absolument rien, que je sache.
- Cherche bien dans ta tête.
- J’y cherche bien, et je n’y trouve qu’une période d’anéantissement très complet.
- Es-tu bien sûr, demandai-je alors, que tu n’as vu ni soldat... »
A ce mot de soldat, il m’interrompt comme frappé d’une réminiscence subite. « C’est vrai ! c’est vrai ! me dit-il, oui, je m’en souviens maintenant; j’ai rêvé que j’assistais à une revue. Mais comment as-tu deviné cela ? »[7]


Dans un autre registre, celui de l’odorat, et dans lequel il est lui même l’expérimentateur, il raconte:


« ...J’étais à la veille de me rendre en Vivarais pour y passer une quinzaine de jours à la campagne, dans la famille d’un de mes amis. J’achetai, avant de partir, chez un parfumeur bien assorti un flacon d’une essence qu’il me vendit comme étant sinon l’une des plus agréables, du moins l’une de celles dont le parfum était le mieux déterminé. J’eus bien soin de ne pas déboucher ce flacon avant d’être arrivé dans le lieu où je devais séjourner quelques semaines; mais, tout le temps de ce séjour, je fis constamment usage de son contenu dont mon mouchoir de poche ne cessa d’être imprégné, et cela malgré les réclamations et les plaisanteries que cette recherche ne manquait pas de susciter autour d moi. Le jour du départ seulement, le flacon fut hermétiquement refermé; il resta plusieurs mois ensuite au fond d’une armoire, et enfin je le remis à un domestique qui entrait habituellement de très bonne heure dans ma chambre, en lui recommandant de répandre sur mon oreiller quelques gouttes du liquide odoriférant, un matin qu’il me verrait bien endormi. Je le laissais libre d’ailleurs de prendre son temps tout à son aise, de peur que l’attente seule de cette expérience ne pût influencer mes rêves en préoccupant mon esprit. Huit ou dix jours se passent [on voit encore le côté persévérant d’Hervey à l’oeuvre]; mes rêves, écrits chaque matin, ne trahissent aucune réminiscence particulière du Vivarais. (Mon flacon, il est vrai, n’a pas encore été touché). Une nuit arrive enfin où je me crois retourné dans le pays que j’avais habité l’année précédente. Des montagnes parsemées de grands châtaigniers se dressaient devant moi; une roche de basalte m’apparaissait si nettement découpée que j’aurais pu la dessiner dans ses moindres détails...Or je pus reconnaître, en m’éveillant, à l’odeur qui s’en exhalait encore, que mon oreiller avait été, ce matin-là même, humecté durant mon sommeil avec le parfum approprié à l’expérience qui venait de réussir. Ce premier succès m’inspirait, on le comprend, le désir d’aller plus loin dans la même route. J’emploie d’abord divers autres parfums qui deviennent à leur tour, pour divers ordres d’idées, autant d’instruments de rappel non moins efficaces. Un de mes amis, qui suit de son côté mes expériences, m’atteste les mêmes résultats acquis. A de très rares exceptions près, la réussite est constante. Je m’aperçois seulement que l’impressionnabilité s’émousse par un trop fréquent usage... Je laissai quelque temps reposer mes odeurs, et puis l’idée me vint d’expérimenter encore si le mélange de deux d’entre elles amènerait le mélange de deux souvenirs. Quelques gouttes de celle qui me rappelait le Vivarais furent, d’après mes instructions et pendant mon sommeil, répandues sur mon oreiller. On y versa en même temps quelques gouttes d’une autre essence, dont j’avais fait souvent imprégner mon mouchoir à une époque où je travaillais dans l’atelier du peinture de M.D...Cet essai, trois fois répété, donna les résultats que voici : la première fois, je rêvais que j’étais dans un pays de montagnes, suivant des yeux le travail d’un artiste qui jetait sur la toile un point de vue des plus pittoresques. Evidemment, il y avait mariage entre les réminiscences du Vivarais, d’une part, et, de l’autre, des idées de peinture et de compositions artistiques se rattachant à l’atelier... Quant à la troisième expérience faite, on jugera par le récit de mon rêve qu’elle ne pouvait me laisser aucun doute sur l’efficacité des moyens de rappel psychiques que j’avais employés. Je me crois dans la salle à manger de l’habitation vivaraise, dînant avec la famille de mon hôte réunie à la mienne. Tout à coup, la porte s’ouvre, et l’on annonce M.D..., le peintre qui fut mon maître. Il arrive en compagnie d’une jeune fille absolument nue, que je reconnais pour l’un des plus beaux modèles que nous ayons eus jadis à l’atelier. M.D...raconte que la voiture dans laquelle ils voyageaient de concert a versé, qu’ils viennent demander l’hospitalité, etc.; et le rêve se complique d’incidents divers, inutiles à relater ici où nous n’avons à constater que le rappel simultané de ces deux ordres de souvenirs, ceux du Vivarais et ceux de mon ancien atelier de peinture, devenus solidaires de deux sensations de mon odorat »[8].

Nombreuses sont encore les observations et les expériences auxquelles se livra cet étonnant rêveur impénitent qu’était Hervey de Saint-Denis.
Nous souhaitons simplement ici avoir rendu hommage à sa perspicacité exceptionnelle et fait naître l’envie de lire son livre Les rêves et les moyens de les diriger.

Pour finir nous aimerions conclure en citant deux éléments présent dans la conclusion même de l’ouvrage d’Hervey. Le premier concerne la question que certains pourraient se poser de savoir pourquoi cultiver l’aptitude à rester conscient dans ses rêves. A ce sujet il écrit :


« ...A supposer... que l’expérience que l’expérience confirme pleinement tout ce qui vient d’être avancé, que chacun soit maître de régler ses rêves et de soumettre pendant la nuit son imagination à sa volonté, quelles seront les conséquences de cette découverte, et quelle en sera l’utilité ? Il me serait permis de répondre à cela que chacun trouvant utile ce qui l’intéresse, le seul résultat de pouvoir rêver à ce que bon lui semble sera jugé de soi-même fort utile par quiconque y prendra plaisir. Mais je n’entends pas, je n’ai jamais entendu réduire aux proportions d’un simple amusement une méthode applicable aux progrès de la science, autant qu’aux inspirations de la fantaisie. Je rappellerai donc ici que j’ai insisté plus d’une fois, en m’adressant aux médecins et aux psychologues, sur la part d’intérêt que cette méthode doit leur offrir »[9].


Enfin concluons définitivement avec la conclusion même que fait Hervey à la fin de son livre, conclusion quelque peu étonnante qui rompt avec le ton général de l’ouvrage :


« ...La vie est un songe. A ceux pour qui c’est un songe pénible, elle laisse du moins l’heureuse pensée de se réveiller dans la mort »[10].







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[1] L’association ONIROS a organisé la commémoration du centenaire de la mort du Marquis et a publié à cette occasion deux ouvrages dont la réedtion originale de son livre.
[2] Auteur du livre Le cervau rêven
[3] Les rêves et les moyens de les diriger, Plan de la Tour, Editions d’Aujourd’hui, collection « Les introuvables », 1977, p.58.
[4] ib., p.59.
[5] ibid., p.78.
[6] ibid., P.369.
[7] ibid., p.228.
[8] ibid., p.316.
[9] ibid., p.377.
[10] ibid., p.377.

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